I. Brève présentation
Dans ce livre, l’auteure démonte les mécanismes d’imposition culturelle qui caractérise le « complexe mode-beauté » (comme l’a nommé la féministe britannique Angela McRobbie). Celui-ci, qui comprend notamment l’industrie du divertissement et les magazines dits « féminins » [2], tend en effet à produire une « culture féminine », c’est-à-dire un ensemble de modèles de comportements, de critères de jugement et de principes de hiérarchisation qui s’imposent à toutes en construisant une échelle unique de beauté.
Les femmes sont ainsi contraintes, par la force et la récurrence des rappels aux normes corporelles, de se définir par rapport à cette échelle, c’est-à-dire de tendre vers des modèles physiques qui s’avèrent non seulement inatteignables (quand ils ne sont pas dangereux pour la santé), mais construisent surtout une définition légitime de la « féminité » invitant les femmes à la subordination. Pointant le rôle des grands médias dans la production de cette aliénation, ce livre salutaire de Mona Chollet relève clairement du champ de la critique radicale des médias, qui ne peut s’en tenir à une critique de l’information mais devrait, si du moins nos forces nous le permettaient, s’étendre à l’ensemble des contenus médiatiques, culture comprise.
II. Extraits (p. 199 à 203)
Ce n’est pas seulement la diversité des couleurs de peau qui manque dans notre environnement culturel : ce sont aussi, tout simplement, les représentations de manières diverses d’être une femme. On retrouve ici le mensonge de la « liberté de choix » tant vantée (voir chapitre 5) : le discours de la publicité et de la presse féminine – y compris celle destinée aux adolescentes [3] – pratique cette injonction paradoxale bien connue qui exige des lectrices qu’elles soient « elles-mêmes », qu’elles « trouvent leur propre style », tout en leur donnant le choix entre un éventail très restreint de panoplies, voire en multipliant les prescriptions autoritaires et extrêmement précises. Sur nos murs, sur nos écrans, dans les pages des magazines, un seul type de femme s’impose donc : le plus souvent blanche, certes, mais aussi jeune, mince, sexy, apprêtée. Ce modèle est-il aussi enviable que le prétendent ses promoteurs ?
Un modèle imposé de la féminité
Rappelons d’abord que les jupes, talons hauts, collants fragiles, bijoux encombrants, lingerie fine, sacs à main et autres accessoires censés être consubstantiels à la féminité ne vont pas de soi. Certaines peuvent préférer une tenue plus pratique, qui leur permette de courir, de travailler en étant libres de leurs mouvements, de bricoler. Elles peuvent aussi avoir envie d’établir leurs relations avec les hommes sur une base qui marque moins la différence des sexes. C’est à chacune d’arbitrer l’importance qu’elle veut accorder respectivement à son confort, à sa capacité d’agir, et à la recherche ou la séduction de sa tenue. Par ailleurs, le choix de ne pas trop s’exposer, de ne pas porter de vêtements trop moulants, ne relève pas forcément d’une dangereuse déviance ou d’un blocage qu’il s’agirait de pulvériser toutes affaires cessantes : il peut aussi traduire un réflexe légitime d’autoprotection, de quant-à-soi. C’est particulièrement vrai pour les adolescentes, qui ne sont pas toujours à l’aise avec leur corps de femme tout neuf et qui passent leurs journées dans une promiscuité scolaire pesante, à un âge où, dans quelque milieu que ce soit, les commentaires se distinguent rarement par leur intelligence et leur bienveillance. On peut mettre du temps à apprivoiser la féminité ; on peut aussi ne jamais y venir, et ne pas s’en porter plus mal.
Les travaux de Sylvie Cromer sur les représentations à l’œuvre dans les productions culturelles pour enfants mettent bien en évidence, d’ailleurs, ce que ces codes ont de redondant. Dans le corpus qu’elle a étudié, les personnages féminins sont toujours désignés comme tels au moyen de divers signes distinctifs : nœud dans les cheveux, bijoux, cheveux longs, jupe ou robe… « A contrario, on ne relève aucun attribut masculin propre récurrent : la barbe ou la moustache n’existent que de manière très discontinue ; la casquette est plus souvent masculine, mais pas exclusive. Le masculin n’est pas identifié en tant que tel : il est [4]. » Il y a une différence essentielle entre la démarche qui consiste, pour une femme, à user de divers procédés pour se faire belle et séduisante, sans pour autant résumer son identité à cela, et l’imposition systématique d’attributs destinés à marquer le féminin comme une catégorie particulière, cantonnée à une série limitée de rôles sociaux. Se conformer à ce systématisme revient même à manifester un manque de confiance dans sa valeur propre et dans ses capacités de séduction, lesquelles se passent souvent très bien de cette débauche d’artifices.
Outre que les personnages féminins sont lourdement désignés comme tels, les personnages masculins, poursuit Sylvie Cromer, « sont mieux décrits, porteurs de davantage de traits de caractère (que ce soient des défauts ou des qualités), d’actions ou d’interactions. Ce qui a pour conséquence de donner au personnage, déjà plus visible par son nombre, plus de consistance, voire de provoquer davantage l’intérêt. En revanche, les stéréotypes […] concernent surtout les personnages féminins et contribuent à présenter ces derniers comme spécifiques [5] ». Comment la féminité traditionnelle peut faire disparaître une femme, éclipser son individualité et sa personnalité, c’est ce qu’illustre cette anecdote racontée par la journaliste Natacha Henry : l’une de ses amies, travaillant comme hôtesse d’accueil dans un salon, se fait draguer à longueur de journée par l’exposant du stand voisin, qui lui parle des destinations exotiques où il rêverait de s’enfuir avec elle ; sauf que le soir, lorsque, en partant, elle passe devant lui en baskets et manteau après s’être changée au vestiaire, il ne la reconnaît même pas [6]…
Par ailleurs, la féminité façon arbre de Noël n’est pas promue comme une simple panoplie vestimentaire, mais comme un ensemble de signes correspondant à une attitude : une manière d’être entièrement façonnée en fonction du regard et des attentes d’autrui. Elle exclut la force de caractère, l’indépendance, les projets propres. Les « Journées Action Relooking » organisées en 2011 pour des chômeuses de longue durée sont crûment éloquentes à cet égard. Pour l’occasion, Pôle emploi s’est associé au Fonds Ereel. Cette œuvre de charité compte, parmi ses membres d’honneur, deux adjoints au maire du 16e arrondissement de Paris et le chef des cuisines de l’Hôtel Matignon ; dans la grande tradition des dames patronnesses, elle a pour « marraine de cœur » Penelope Fillon, l’épouse de François Fillon. Il s’agit d’aider les pauvresses à être « plus féminines », à « augmenter leur confiance en soi ». Lors du lancement très médiatisé de l’opération, en janvier 2011, la comédienne Marie-Anne Chazel disait sa confiance dans les « trucs de fille » pour venir à bout du chômage de masse [7]. Président d’honneur du Fonds Ereel et habitué des colonnes de l’hebdomadaire droitier Valeurs actuelles, où il disserte par exemple sur le « paradoxe de l’égalitarisme [8] », le député Bernard Debré frémissait : « Pendant des mois et des mois, quelquefois plus encore, elles n’ont pas pris l’habitude de se lever, de se coiffer, de se maquiller. »
La contribution des magazines au modelage des comportements féminins
De même, les magazines travaillent avec constance à modeler les comportements féminins sur les desiderata supposés de la gent masculine, à travers d’innombrables articles sur ce que les hommes pensent, aiment, détestent, sur ce qui les rend fous, sur ce qui les dégoûte irrémédiablement, etc. Ainsi, dans leur analyse de la presse pour préadolescentes, Pierrette Bouchard, Natasha Bouchard et Isabelle Boily décortiquent un article du magazine québécois Cool ! intitulé « 10 choses que les gars aimeraient nous faire comprendre » et destiné aux gamines vivant leurs premières relations amoureuses [9]. Les filles y sont montrées – et donc construites – comme des créatures « excitées et écervelées, contrôleuses, malhonnêtes, colériques et jalouses, manipulatrices et, enfin, infantilisantes », tandis que les garçons sont « des êtres libres, totalement indépendants, qui se gardent des espaces à eux à l’abri des filles et qui ont le pouvoir de mettre à distance et de mettre fin à la relation ». Aux premières, le magazine enjoint « de se taire et de ne pas poser trop de questions, car “les filles parlent beaucoup, un peu trop pour les gars” ». Trop parler nuit également à l’indispensable part de « mystère » qu’elles se doivent de conserver ; une obligation qui, par une heureuse coïncidence, recoupe l’essentiel de ce que l’on attend d’elles : qu’elles restent à leur place.
S’agissant des femmes adultes, citons, entre mille exemples possibles, cette liste, parue dans une édition estivale de Elle, de « ce qu’ils aiment vraiment ». En vrac, dans ce festival de clichés indigents : le « chemisier déboutonné » ; les « cheveux mouillés » et les « lèvres humides » ; qu’on ait l’air d’une « fille animale, libérée », mais en même temps BCBG et pas vulgaire ; qu’on laisse entendre qu’on ne porte pas de culotte ; qu’on fasse des allusions salaces avec une subtilité de camionneur ; qu’on « aguiche les autres mecs » en « buvant leurs paroles d’un air passionné », ce qui arrache au malheureux « Alexis », un « séducteur aguerri », ce cri de désespoir : « Ah, la voir rire sans fin, dans une fête, aux blagues d’un idiot quelconque ! » Et surtout, surtout : qu’on minaude. Car on a tort d’avoir peur de « passer pour une cruche » et de croire « qu’il faut être en permanence intelligente et pertinente » – une illusion malheureuse sans doute due à Elle, qui nous dope inconsidérément l’intellect à longueur d’année. Le journaliste attribue à un « jeune prof de philo » cet aveu : « J’ai toujours eu un peu honte de l’effet ravageur que peut me faire une phrase bassement flatteuse prononcée en roucoulant [10]. » Car les hommes intelligents et cultivés aiment les filles débiles : c’est comme ça.
La condamnation de l’indépendance s’exprime aussi dans le traitement réservé aux monstres contre nature qui s’écartent de la norme mariage-bébé, à ces dangereux électrons libres « sans descendance ni propriétaire [11] ». Lorsque le magazine Elle se penche sur le cas de l’actrice Renée Zellweger, l’interprète de Bridget Jones au cinéma, dont il se demande quel est son problème, tant la pauvre fille a du mal à se caser, il sollicite évidemment l’« avis du psy », en l’occurrence un certain Robert Neuburger, qui, tout auréolé de son autorité d’expert, répond : « Cette jeune femme a conduit sa vie comme un homme est censé le faire. Pour moi, cela a dû prendre racine dans son enfance : elle s’est probablement mise très jeune en rivalité avec un homme, un frère certainement. Elle est, en quelque sorte, mal partie. Cette attitude l’a aidée dans sa carrière mais l’a desservie en amour. Ce fonctionnement masculin – au sens social du mot – n’est pas compatible avec son horloge biologique de femme. À quarante et un ans, elle comprend que son schéma de vie n’est pas celui qu’elle aurait dû choisir, si son désir était de vivre pleinement une vie de femme. Elle a certainement eu au fil des années un comportement de prédatrice sexuelle qui l’a éloignée des hommes, mais aussi des femmes. La seule issue, pour elle, est de rencontrer quelqu’un, peut-être plus jeune, qui trouve en elle une “niche”, une protection, et qui accepte dès lors de vivre auprès d’une femme au comportement d’homme. » Difficile de ne pas avoir quelques sueurs froides quand on lit que ce type exerce en tant que « thérapeute de la famille et du couple [12] ».
Mona Chollet