Journalistes ou protecteurs ? L’exemple de Michel Platini
19 juin 2012 à 20 heures 40. Les joueurs et le public de France-Suède, match de qualification pour les quarts de finale de l’Euro de football, observent une minute de silence en mémoire de Thierry Roland, décédé trois jours plus tôt. Une marque de reconnaissance inhabituelle s’agissant d’un journaliste de sport inconnu hors de France. Et que Michel Platini, président de l’instance organisatrice de l’Euro justifie ainsi : « Thierry a fait énormément pour le foot, beaucoup plus que des entraîneurs ou des joueurs qui ont pu être célébrés dans le passé. Il était donc normal que l’UEFA fasse un effort. » [2]
En réalité, comme il le reconnaît dans la même interview, le patron du foot européen célébrait avant tout un ami fidèle et un journaliste accommodant : « On passait souvent nos vacances ensemble, chez moi, avec nos familles. C’est un autre Thierry Roland que j’ai connu. C’était tout simplement un ami. » Manière de distinguer un profil bien particulier de journaliste. Jamais contrariant avec les puissants, toujours du côté du manche, et prompt à défendre la réputation de leur idole.
Au service du joueur
Dès les débuts de sa brillante carrière de joueur, dans les années 70, « Platoche » fascine certaines figures du journalisme sportif. Lesquelles le placent sur un piédestal et se gardent de la moindre critique. Outre Thierry Roland, le capitaine de l’équipe de France attire dans ses filets deux grands noms de la radio, encore en activité : Jacques Vendroux (France Inter), manager général du Variété Club de France [3], et Eugène Saccomano (Europe 1).
Ce dernier inventera même l’expression « relation amicalo-professionnelle » pour caractériser ses rapports avec Michel Platini. C’est d’ailleurs Eugène Saccomano qui présente le footballeur vedette à son patron, dans des circonstances qui trahissent l’intimité et la complicité entre les deux hommes, ainsi que le rapporte le biographe de Platoche, Jean-Philippe Leclaire : « Jean-Luc Lagardère et Michel Platini ont fait connaissance, par le plus grand des hasards, Chez Edgar, un restaurant chic près des Champs-Élysées. À la table voisine de la sienne, le vice-président d’Europe 1 avait eu la surprise de trouver le grand espoir nancéen en train de dîner avec l’un de ses journalistes, Eugène Saccomano. » [4]
Au point que l’ami « Sacco » jouera de bonne grâce le rôle d’intermédiaire quand Jean-Luc Lagardère, principal « sponsor maillot » du FC Nantes par le truchemebnt d’Euope 1, décide de recruter Platini au printemps 1979. « Eugène, il va falloir nous aider. Vous êtes ami avec Platini, essayez de le convaincre de venir jouer à Nantes. » « Eugène » échouera à convaincre Michel, dont il restera néanmoins très proche jusqu’à aujourd’hui.
Condition sine qua non d’une amitié durable entre Platini et un professionnel des médias : ne pas franchir les limites de la bienséance journalistique. « J’essaie d’être positif. Avec moi, il n’y aura jamais rien sur le dopage, sur la violence, les magouilles financières, etc. À travers moi, je veux offrir du sport une belle image », expliquera l’ancien joueur lors de la sortie de son autobiographie [5]. Eugène, Thierry et les autres ont toujours su donner une « belle image » du football, expurgée notamment des scandales du sport business et respectant l’omerta sur le dopage.
Pour avoir enfreint cette règle, Jacques Thibert, directeur de la rédaction de France Football de 1985 à 1995, a subi, ainsi qu’il le rapporte lui-même, les foudres platiniennes : « Il avait investi de l’argent dans un centre de vacances à Montpellier, témoigne de nouveau Jacques Thibert. Platini a fait savoir à ma direction qu’il n’appréciait guère que je m’interroge sur le bien-fondé d’une telle activité pour un Ballon d’or » [6]. Jacques Thibert n’a jamais fait allégeance à sa majesté Platini. L’exact contraire de son successeur, Gérard Ernault.
Au service du patron du foot européen
Lorsque Michel Platini se lance dans la course à la présidence de l’UEFA, il demande tout naturellement à son ami de trente ans Gérard de lui rédiger une lettre de candidature : « Simple retour d’ascenseur. Ernault n’a pas oublié le dévouement de l’ex-Turinois, qui l’a recruté au Comité français d’organisation de la Coupe du monde 1998, en attendant que la place de directeur de la rédaction de France Foot se libère. Platini s’inspire de la bafouille d’Ernault, et en adresse une version manuscrite au président de la Fédération française, Jean-Pierre Escalettes, conformément au règlement. » Michel Platini sera élu président de la plus puissante confédération continentale de football, le 26 janvier 2007.
Le 21 décembre 2007, France Foot désigne Platini comme le « dirigeant de l’année ». France Football et L’Équipe ont soutenu comme un seul homme la candidature Platini. Par réflexe cocardier ? Pas seulement, expliquent les journalistes de l’hebdomadaire, propriété, comme le quotidien L’Équipe, du groupe Amaury. « C’est vrai qu’il [Platini] est très proche d’Ernault et que sa nationalité nous le rend sympathique, reconnaît Jean-Marie Lorant. Mais tel que le candidat se positionnait, il n’y avait pas de raison de ne pas le soutenir. Si on partage ses idées, on doit pouvoir le dire. » Ou encore : « On ne le critique pas beaucoup, mais il était normal de faire campagne en sa faveur car il défend certaines valeurs du sport », approuve Laurent Wetzel.
Candidat des « petits » pays et des nations de l’est européen, ferraillant contre l’argent roi et la toute-puissance des grands clubs, Michel Platini tient un discours susceptible de plaire aux médias, friands de ces personnages de Zorro qui promettent de taper dans la fourmilière, sans toucher aux fondamentaux du système. Face à l’ancien « renard des surfaces », le sortant, Lennart Johansson, est paré de tous les défauts. Les médias français, L’Équipe et France Football en tête, caricaturent le vieux président de l’UEFA – soixante-dix-sept ans – en conservateur accroché à son poste. Sans être complètement biaisée, cette présentation a l’inconvénient de laisser de côté un détail qui a son importance.
Car en fait de conservatisme, le Suédois Lennart Johansson s’oppose frontalement au président de la FIFA, Joseph Blatter, éclaboussé par de multiples affaires de corruption [7]. Proche de Blatter, Michel Platini s’était engagé à ses côtés et avait influencé le résultat de l’élection à la présidence de la FIFA, en 1998. « Compte tenu de la puissance de la France en Afrique et de l’aura de Michel Platini, Blatter a récolté des voix décisives », précise l’ancien directeur de la rédaction de France Football Jacques Ferran [8]. Un fait d’armes omis par les médias français en 2007, lors de la campagne pour la présidence de l’UEFA.
Une fois élu, Michel Platini poursuit sa lune de miel « amicalo-professionnelle » avec les médias, qu’ils soient sportifs ou généralistes. Sa réussite de dirigeant, vingt ans après avoir mis un terme à sa carrière de joueur, impressionne les journalistes.
Exemple, ce reportage édifiant de Frédéric Potet paru dans Le Monde 2, le 29 mars 2008. D’emblée, l’article présente le nouveau président comme un homme qui tient ses promesses : « Pressé, le sixième président de l’Union européenne de football (UEFA) semble l’être au vu de son bilan après un an de mandat. Élu en janvier 2007, Michel Platini a déjà réalisé pratiquement l’ensemble des réformes qui figuraient dans son programme électoral. L’ancien numéro 10 s’est démultiplié, remaniant la Ligue des champions, trouvant un accord sur la question cruciale de la mise à disposition des joueurs internationaux et rayant de la carte la bête noire de l’UEFA : le G14 (association des grands clubs européens). Dans l’intervalle, Platini a également rabiboché les différentes “familles” du football (joueurs, clubs, fédérations, ligues) et dégelé les relations avec la Fédération internationale (FIFA), ce qui était la moindre des choses étant donné qu’il fut pendant neuf ans le conseiller de son président, Sepp Blatter. »
Le reporter du Monde 2 pousse très loin la flagornerie. Jusqu’à s’offusquer qu’on puisse soupçonner une once d’ambition personnelle dans le parcours de Platini. « On ne gère pas une des plus puissantes fédérations sportives au monde sans une soif de reconnaissance personnelle », concède-t-il avant d’exploser sans rire : « Suspecter cela chez lui est impensable : quelle que soit l’ampleur de ses réalisations avec l’UEFA, son image de dirigeant n’égalera jamais celle du joueur qu’il fut. » Mieux : Michel Platini aurait en quelque sorte fait don de sa personne au football européen. Et Frédéric Potet de s’interroger gravement : « Avait-il d’autres choix, partant de là, que de “passer à l’acte” en prenant d’assaut l’UEFA, cette institution habituée à tanguer au gré des intérêts ? »
Dans les faits, Michel le rouge met rapidement de l’eau dans son vin et donne suffisamment de gages aux puissances de l’argent pour obtenir un plébiscite, en vue de sa réélection, en mars 2011. Contrairement à ce qu’il avait annoncé, le nouveau président de l’UEFA n’octroie pas aux vainqueurs des coupes nationales le droit de participer à la Ligue des champions. Un manquement de taille à ses engagements électoraux, systématiquement passé sous silence par les journaux et les médias audiovisuels. Platini « préserve ainsi de fait les intérêts des grands pays, dont le nombre de représentants aurait automatiquement diminué. Rassuré par l’esprit conciliant de M. Platini, le G14 accepte de bon gré de s’autodissoudre, en février 2008. Quasi unanime, la presse européenne salue le coup de bonneteau du président de l’UEFA, présenté comme le défenseur sourcilleux des faibles face aux puissants » [9].
Pas dupe, le quotidien des hommes d’affaires Les Échos vend la mèche et célèbre ironiquement le « vrai-faux ennemi du sport business » : « Michel Platini a tout du schizophrène. D’un côté, il dénonce le trop-plein d’argent dans le football. De l’autre, il prend, début 2007, la présidence de l’UEFA, la confédération européenne de football qui organise les très lucratifs Ligue des champions et Euro ! Le triple ballon d’or n’a rien perdu de son art légendaire du décalage et du contre-pied » [10].
Un adoubement de première classe qui a le mérite de la franchise et tranche avec le traitement éditorial de l’ensemble des médias français, davantage soucieux de sculpter une image héroïque de Michel Platini que de s’attacher à la réalité de son bilan.