La dépêche de l’AFP du 14 février reposait essentiellement sur les déclarations du directeur départemental de la Sécurité publique (DDSP), du préfet de police des Bouches-du-Rhône, et surtout d’une mystérieuse « source proche de l’enquête ». Ce qui ne va évidemment pas sans poser problème dans une affaire où un policier est directement mis en cause, et dans un contexte marseillais où les forces de l’ordre ont sans doute à cœur de redorer une image plus que ternie ces derniers mois (avec notamment de lourdes accusations de corruption contre la BAC des quartiers nord). D’autant que la dépêche semble largement relativiser la responsabilité du policier tout en chargeant celle des jeunes. Mais les journalistes étaient évidemment libres de ne pas reprendre les « informations » relayées par l’agencier, et d’attendre de pouvoir les recouper et les vérifier…
Pourtant, sans la moindre prudence, nombre de sites de grands médias ont reproduit à l’identique le récit des évènements donné par la source anonyme « proche de l’enquête », et dont la teneur pour le moins abracadabrante n’a ému aucun d’entre eux.
On pouvait par exemple lire dans Le Monde, cette version à peine modifiée de la dépêche de l’AFP :
« Le policier, qui aurait bu quelques bières avant de sortir faire ses courses, a expliqué que trois jeunes fumeurs de cannabis, à qui il avait fait une réflexion, auraient remarqué son pantalon de policier. [...] L’une des sources précise qu’il aurait été frappé au visage et c’est à ce moment-là que par réflexe, il aurait sorti son arme de service. Il [le policier] aurait alors été jeté à terre par une "balayette" de la part des jeunes, ce qui lui aurait fait perdre l’équilibre. C’est alors que le coup serait parti », puis, « le policier serait quant à lui rentré à son domicile avec les bières qu’il était venu acheter, sans s’être rendu compte d’une balle avait atteint quelqu’un, selon la source proche du dossier. »
Elle en savait des choses, la « source proche du dossier » ! On aurait donc affaire à de jeunes drogués mus par la volonté de « casser du flic » (la rixe aurait débuté après que les jeunes « auraient remarqué son pantalon de policier »), à une arme dégainée presque involontairement (« par réflexe »), à un coup de feu « parti tout seul », et à un policier (sourd et aveugle ?) qui ne s’aperçoit pas qu’il vient de toucher quelqu’un avec son arme de service… Une situation peu banale !
Pis encore, La Provence, s’écartant en cela de la dépêche de l’AFP, semble privilégier l’hypothèse quelque peu curieuse de la mort… naturelle du jeune homme :
« Le policier, se sentant menacé, aurait sorti son arme avant de faire feu sur le jeune homme, le touchant à la fesse [...] Emmené à l’hôpital Desbief par ses deux amis, la victime y a succombé d’un arrêt cardiaque. »
Se fiant sans doute aux capacités d’investigation des journalistes locaux, 20 Minutes reprendra à son tour cette information, allant jusqu’à sous-titrer l’article : « Arrêt cardiaque »…
La Provence, quant à elle, avec le sous-titre « La victime connue des services de police », avait préféré, mettre en avant le passé délinquant de la victime… Et sur cet aspect, dont on ne voit pourtant pas bien ce qu’il apporte à la compréhension de cette affaire, les autres quotidiens, notamment nationaux, n’ont pas été en reste…
Ainsi, L’Express, comme Le Monde, désigne la victime comme « un fumeur de cannabis de 19 ans » ; Le Point et Libération vont plus loin encore, en reprenant la « source proche de l’enquête » qui a décliné à l’AFP, en toute bienveillance, bien sûr, le casier judiciaire du jeune homme décédé qui « avait été condamnée notamment pour des vols et des infractions à la législation sur les stupéfiants. » Et c’est aussi en toute rigueur journalistique que Libération, se fiant dans son édition papier du 15 février au fameux adage « si ce n’est toi c’est donc ton frère », révélait à propos de la victime « [qu’] un de ses aînés avait également fait de la prison récemment »…
Indispensable, enfin, pour compléter la gamme des stéréotypes habituels sur les jeunes des quartiers populaires (oisifs et délinquants), l’insistance du Monde ou de RTL.fr sur « la berline allemande » conduite « sans permis » par l’ami de la victime… Et pour les lecteurs qui ne l’auraient pas déduit par eux-mêmes, tous les articles précisent que le jeune était « originaire de la cité sensible Félix-Pyat ».
Quant « au gardien de la paix, il résidait à proximité de l’épicerie et connaissait donc bien les lieux », écrit La Provence… Plus déterminant encore : la plupart des articles soulignent que « le commissaire de permanence a interpellé le policier à son domicile, sans que ce dernier ne présente aucune résistance. » Autrement dit, c’était un homme foncièrement pacifique, qui était « chez lui », dans « son » quartier, où des jeunes venus de « l’extérieur » l’ont agressé…
La plupart des médias ont donc insinué pendant 24 heures que la victime de cette affaire était loin d’être innocente, en invoquant ses antécédents judiciaires ou ceux de sa famille, son mode de vie, ou son quartier d’origine… C’est que durant ce laps de temps, l’enquête ayant à peine débuté, les journalistes ne pouvaient s’en remettre qu’à la communication nécessairement partiale d’une institution policière sur la défensive, et à leurs propres préjugés sur la jeunesse des cités !
Pourtant, les 15 et 16 février, les lecteurs pouvaient découvrir des articles qui corrigeaient, sans jamais le signaler, les informations partielles, orientées, ou tout simplement fausses qui avaient été publiées moins de 48 heures auparavant. Il apparaissait ainsi que tout comme sa victime à qui cela était insidieusement reproché, le policier était également un « fumeur de cannabis », ou que lui aussi avait un passé judiciaire ; quant au tir mortel, l’enquête avait écarté qu’il ait pu être accidentel ou motivé par la légitime défense…
Sans être nécessairement le produit d’une volonté délibérée de nuire, ce traitement lamentable d’un fait divers tragique est avant tout un effet de la concurrence effrénée que se livrent les médias sur le front de « l’information instantanée », en particulier sur internet. Avec comme résultat, un « journalisme de précipitation » qui s’autorise à diffuser des informations tronquées, condamnées à être démenties aussitôt publiées. Peu importe au final que le scénario initialement suggéré par des médias reprenant paresseusement, et sans le moindre sens critique, une dépêche de l’AFP, ait été totalement invalidé : tous pouvaient se féliciter d’avoir su, en temps réel, coller à « l’actu » et de ne pas avoir raté « l’info ».
Blaise Magnin (avec un correspondant)