La présentation qui suit n’a pas d’autre ambition que de résumer le propos du livre, d’inciter à sa lecture et de la faciliter. Mais, schématique comme le sont souvent tous les résumés, celui-ci prend le risque de tromper le lecteur en négligeant ce qui fait toute la valeur de cette recherche : les observations ethnographiques elles-mêmes, effectuées au cours de « séjours » répétés au sein de la rédaction de France 2 et auprès des reporters en action.
Comment expliquer que les journaux télévisés (comme de larges secteurs de la presse écrite) entretiennent des lieux communs réducteurs et multiplient les stéréotypes sur les quartiers populaires et leurs habitants ? L’explication par les préjugés politiques des journalistes est manifestement insuffisante, du moins tant que l’on n’explique pas comment ces préjugés s’élaborent ou se reproduisent à travers les pratiques professionnelles elles-mêmes. Et si de nombreuses recherches se sont attachées à monter comment les représentations médiatiques de ces quartiers procèdent de leurs transformations, des transformations du journalisme et de l’interdépendance entre les agendas politiques et les agendas médiatique [2], la plupart de ces recherches portent pour l’essentiel sur les « produits finis » sans s’attacher aux modalités, concrètes et ordinaires, de leur production au sein même d’une rédaction.
La construction du livre épouse les grandes étapes de la production des reportages, de leur commande à leur diffusion, mais pour montrer comment s’élaborent des pratiques qui interagissent entre elles.
I. La première partie – « La commande des sujets banlieues : les poids des standards hiérarchiques et de l’organisation du travail - « rend compte des effets des priorités éditoriales et des normes professionnelles définies par la hiérarchie ». Pour rendre compte de ces priorités et de ces normes, Jérôme Berthaut commence par expliquer comment elles se sont transformées.
– Le chapitre 1 – « La banlieue et la rédaction de France 2 (1992-2007) : un révélateur de la “privatisation” cachée de la télévision publique » – analyse les transformations des priorités éditoriales : comment s’est effectué « la conversion d’une rédaction à la fait-diversification de l’actualité » (notamment sous l’effet différé de la privatisation de TF1), et comment s’est imposé, en deux temps et par l’embauche de journalistes issus des médias privés (dont D. Pujadas et A. Chabot), « l’habitus professionnel de l’audiovisuel privé ».
– Le chapitre 2 – « Un nouveau modèle de journalisme généraliste à l’assaut des services thématiques… et des quartiers populaires » – est consacré, pour l’essentiel, à l’évolution des normes professionnelles, marquées par de nouvelles exigences, par « la conversion aux attitudes et aux points de vue des policiers » et par le rôle joué par une nouvelle catégorie de journalistes : les journalistes (des) « banlieues ».
– Le chapitre 3 – « La valorisation des sujets “banlieues ” dans les conférences de rédaction : la fabrication d’un sens commun éditorial » – montre comment les priorités éditoriales influent sur la formulation des « sujet » et sur la commande des reportages. À quel point sont décisives, ainsi que le détaillera la suite de l’ouvrage, l’ « emprise des rédacteurs en chef du JT sur la définition de la banlieue », l’usage en interne des sources dominantes et « l’activisme des chefs de services » (qui constitue un « ressort de la mise à l’agenda permanent de la banlieue »).
L’ensemble des facteurs qui expliquent la valorisation des « sujets banlieue » ne sont pas sans conséquences sur leur production.
II. La deuxième partie – « La production des “sujets banlieue”. Mise en pratique et appropriation d’un journalisme du raccourci » – est précisément consacrée au processus de fabrication, c’est-à-dire à « l’ensemble des opérations par lesquelles un projet devient un sujet diffusable ». Leur présentation comme autant d’étapes successives ne doit pas masquer que l’essentiel consiste en une observation fouillée des diverses modalités d’installation de « routines » qui interagissent dans la réalisation effective des reportages (des modalités que souligne l’usage de verbe à l’infinitif dans les titres des chapitres).
– Le chapitre 4 – « Apprendre à sous-traiter l’accès au terrain » – s’arrête sur les effets du recours routinisé à des intermédiaires dont dépend l’accès au « terrain ». Ce recours « est généralement justifiée, au sein des rédactions, par la nécessité d’assurer une protection des professionnels de l’information » et de faire face à des menaces qui influent sur le point de vue des reporters et sur leur comportement sur le terrain. « Garde du corps et guide journalistique », l’intermédiaire, sélectionné, recueille des matériaux du reportage. Quasi-professionnalisé, il est aussi « le promoteur et le passeur de pratiques journalistiques types ». Mais, contrainte supplémentaire pour les journalistes, ses services relèvent du donnant-donnant : en raison de ses intérêts spécifiques, ils ne sont donc pas sans contreparties. Les exigences de ces intermédiaires et l’épuisement progressif de leurs ressources expliquent (entre autres raisons) qu’ils ne suffisent pas à garantir l’accès au terrain. C’est pourquoi les rédactions ont recours à d’autres recrues : les « fixeurs »
– Le chapitre 5 – « Intégrer un nouveau spécialiste de l’accès aux quartiers : les » fixeurs » – analyse les modalités d’intégration et les fonctions dévolues à ces nouveaux spécialistes salariés. De façon générale, le recours à les intermédiaires (qu’ils soient, comme les « fixeurs », intégrés à la rédaction ou non) se traduit par un dispositif qui « préserve paradoxalement le reporter (…) des interactions fortuites qui pourraient pourtant transformer son point de vue ». Ce faisant, « cette configuration du travail renforce l’emprise des chefs de service et des rédacteurs en chefs sur les journalistes-rédacteurs, dont les tâches se limitent de plus en plus à assurer la confection de la production attendue par leurs responsables ». Or, si les présélections effectuées par les intermédiaires et les « fixeurs » constituent un premier filtrage, les reporters eux-mêmes en opèrent un deuxième, celui des lieux et des habitants.
– Le chapitre 6 – « Révéler la face “ banlieue” des quartiers populaires » – analyse précisément comment s’effectue la « sélection et typification » (selon les mots de l’auteur) des lieux et celles des habitants : un tri de décors et d’acteurs identifiables, conforté par celui des discours sollicités.
– La chapitre 7 – « Ce que “faire parler” veut dire : l’interview comme rapport de forces symbolique » – montre non seulement comment un cadrage préalable s’impose dans les entretiens, à travers des « des questions qui valent injonctions », mais surtout comment ces entretiens varient selon les interlocuteurs, selon qu’ils sont « installés « , comme le sont par exemples des maires, ou « dominés », comme le sont particulièrement les « jeunes des cités ». Les entretiens reconduisent alors les effets des inégalités de position et de ressources entre les reporters et leurs interlocuteurs.
Arrivé à ce point de l’exposé de ses observations, Jérôme Berthaut récapitule les traits qui, réunis au fils des chapitres précédents, imposent un « journalisme de raccourci » (p. 274-278, que nous avons reproduites ici même).
Le processus de production n’est pas achevé pour autant : il reste l’étape la finition des reportages.
III. La troisième partie – « La “banlieue” comme test de conformité professionnelle. Ajustements et résistances aux injonctions hiérarchiques » – s’attache donc à observer « le stade de finition où la contrainte des supérieurs peut s’exercer à nouveau directement sur les contenus ». Ce stade « constitue la dernière occasion offerte au reporter de s’aligner sur les attendus formulés à l’égard d’un “reportage en banlieue”. C’est là aussi la dernière phase d’ajustement au métier et c’est dans la conformation durable aux attentes, lors de l’écriture finale, que se construisent les places dans les rédactions ». Les observations correspondantes sont distribuées en deux temps.
– Le chapitre 8 – « Le montage des reportages : entre reprises en main des chefs et consécration des journalistes » – montre comment « les moments d’écriture des textes, de choix des images et d’agencement de ces composantes offrent (…) des nombreuses possibilités aux responsables de la rédaction pour contrôler et imposer les modèles du sujet “banlieue” ». Ce contrôle s’exerce à travers l’imposition des principales normes d’écriture – la concision, la clarté, l’attractivité – et les modalités d’inscription, « dans le consensus médiatique et politique », des récits « banlieues ». Ce faisant, s’exprime de particulièrement visible, dans cette phase de finalisation des reportages, leur dépendance à l’égard des représentations dominantes des quartiers populaires.
A ce stade de l’analyse, on peut se demander dans quelle mesure les journalistes sont en capacité de s’affranchir de l’ensemble de routines et de contraintes professionnelles qui, peu ou prou, s’imposent à eux ?
– Le chapitre 9 – « La résistance aux injonctions hiérarchiques : quand les commandes se heurtent aux socialisations passées » – met en évidence, ainsi que le suggère son titre, comment s’exprime la contestation de certains journalistes particulièrement rétifs en raison de leurs origines, de leur formation et de leurs expériences professionnelles antérieures : « une contestation imputée par les chefs à des positionnements politiques », une contestation qui a « des effets limités sur les reportages… mais nocifs pour la carrière ». On en devine alors la conséquence…
– Le chapitre 10 – « Se convertir aux “sujets banlieue” : un conformisme imposé par l’organisation du travail et les perspectives de carrière » – montre, exemples à l’appui, comment les résistances s’atténuent progressivement sous l’effet de la pratique, notamment parce que le respect des normes constitue un « droit d’entrée » pour un journaliste « issu des banlieues » et, plus généralement, parce que, « endosser les standards sur la banlieue » est nécessaire « pour trouver sa place ».
Il faut le redire : priver le lecteur, en résumant cet ouvrage, des observations qui le fondent expose largement au contresens, tant il est vrai que cette approche sociologique des pratiques journalistiques tourne le dos aux explications massives et surplombantes, uniquement préoccupées de l’idéologie des producteurs d’information. Un contresens qui serait d’autant plus dommageable que la recherche de Jérôme Berthaut pourrait en inspirer d’autres sur les divers domaines qui font l’objet de l’attention médiatique.
Henri Maler