Les abonnés à Courrier international et au Monde ont eu l’agréable surprise de découvrir, dans la semaine du 12 au 18 juin 2014, un délicieux petit livret de 12 pages, sobrement intitulé « Le progrès a-t-il un avenir ? ».
Ce livret est édité par Studio CLES, un machin qui édite un magazine, dont « l’identité », telle qu’elle est définie sur son site, vaut franchement le détour :
« CLES est le Magazine influent , lancé en septembre 2010, par Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber, qui en sont les actionnaires uniques. CLES est une entreprise de presse artisanale au savoir-faire journalistique, graphique et publicitaire. En cela, il est un magazine de Luxe. Au siècle de l’information en flot continu, CLES réintroduit la valeur du sens et du temps. Bimestriel, il s’affranchit de l’actualité éphémère pour traiter de l’essentiel : ce qui change vraiment dans notre vie, au XXIe siècle. Mixte, transgénérationnel, CSP+ et urbain, CLES est un magazine engagé dans la quête de sens, pour le respect de l’Homme et de la Nature. En cela, il est le premier magazine de Luxe Responsable. » [1]
Si rien de la vocation réelle du livret n’apparaît au premier abord, un entrefilet en première de couverture nous apprend tout de même qu’il a bénéficié du « soutien d’EDF »... Un partenariat qui aurait cependant difficilement pu échapper à quiconque aurait pris la peine de parcourir le livret, étant donné que pas moins de 5 pages sur 12 constituent une publicité directe ou indirecte pour la marque, notamment par l’intermédiaire des « Prix EDF Pulse 2014 pour le progrès et l’innovation ».
Le thème même du livret, « Le progrès a-t-il un avenir ? » tombe particulièrement à pic pour EDF, puisqu’il s’agit du mot clé de sa campagne de communication du moment, avec des slogans comme « Donnons l’impulsion au progrès », « Le progrès il faut y croire pour le voir », qui s’affichent respectivement sur fond d’hommes et de femmes se tenant par la main et d’un champ d’éoliennes en pleine mer.
Pour habiller le tout, le livret nous donne droit à un entretien de trois pages avec l’inénarrable Jacques Attali, expliquant notamment que le progrès, la démocratie et la liberté sont indissociables du marché, et vantant les mérites d’une « gouvernance mondiale », ainsi qu’à quatre pages de courts textes de « penseurs et experts [scrutant] notre avenir », dont l’économiste Nicolas Bouzou, un de ces économistes qui squattent les médias et monopolisent les débats.
Cette grossière opération commerciale est doublement choquante. Tout d’abord, comme tout publireportage elle prend les lecteurs pour des imbéciles : sous couvert de « combattre le scepticisme », ce cahier « spécial », « de luxe » de surcroît, prétend explorer de graves questions philosophiques qui recouvrent des problèmes d’intérêt général (« le progrès », « l’avenir »), mais son contenu éditorial aussi rachitique que convenu est le simple paravent d’une opération de communication en faveur de l’image de marque d’EDF. Un mélange des genres du plus bel effet…
Plus grave, l’engagement de titres de presse d’information générale et politique dans un tel partenariat commercial laisse évidemment planer un doute sur leur traitement de l’actualité concernant, par exemple, l’avenir de la filière nucléaire, ou toute autre question intéressant potentiellement l’entreprise publique – et qui, toutes, véhiculent de lourds enjeux démocratiques… Si, en l’occurrence, seuls Le Monde et Courrier international semblent avoir participé à la diffusion de cette plaquette publicitaire [2], la plupart des médias se livrent régulièrement à de telles opérations – tout en clamant leur indépendance, bien sûr…
Jérémie Fabre et Blaise Magnin